Les émissions d’entreprises détenues entièrement par l’État (ou émetteurs « quasi souverains ») représentent l’un des segments les plus intéressants de la dette émergente en raison de la nature hybride de leur risque de crédit : risque de crédit d’entreprise d’un côté, et risque souverain de l’autre. PDVSA, la compagnie pétrolière nationale du Vénézuela, illustre le scénario où les choses se passent mal, la société étant en effet en situation de défaut. Les investisseurs obligataires sont ainsi en train de passer beaucoup de temps à scruter les situations respectives de Pemex et d’Eskom, afin d’évaluer si ces deux sociétés pourraient prochainement connaitre un sort similaire.
En tant que compagnie pétrolière nationale du Mexique, Pemex est une société d’importance stratégique pour ce pays. Les revenus issus du pétrole contribuent pour environ 20 % au budget du Mexique et Pemex est l’un des plus grands employeurs du pays. En raison d’un manque d’investissement dans les installations amont depuis des années, la production de pétrole s’est fortement réduite. En outre, les flux de trésorerie ont souffert de la baisse des prix de l’or noir depuis 2014 et d’un taux d’imposition élevé (l’entreprise étant la vache à lait du budget mexicain). Dans le même temps, Pemex continue de solliciter les marchés obligataires pour financer sa massive et récurrente consommation de trésorerie (traduction : les investisseurs financent en fait le budget mexicain à travers Pemex), et ce grâce à la prétendue « garantie implicite » de l’État mexicain (le concept de garantie implicite a été abordé dans un précédent article du blog que vous trouverez ici). Aujourd’hui, l’entreprise est confrontée à un risque de refinancement car nombre de ses obligations arrivent à échéance et les investisseurs se sont rendu compte que la société était techniquement insolvable : sa dette atteint plus de 100 milliards de dollars, les pensions de retraite représentent un énorme passif non financé, et ses fonds propres sont désormais négatifs.
De son côté, la société sud-africaine Eskom détient plus de 90 % du marché de l’électricité dans le pays. Notée BBB- en 2014, Eskom figurait encore en catégorie « investment grade » il y a quelques années. Toutefois, comme la société a sous–investi et mal alloué son capital depuis une décennie, elle rencontre d’énormes difficultés financières depuis 4 ans, la demande d’électricité ayant stagné et les tarifs réglementés ayant augmenté à un rythme moins soutenu que ses coûts fixes. En outre, les impayés des collectivités locales ont explosé et les divers scandales de corruption ayant éclaboussé des cadres dirigeants ont conduit à un manque de stabilité du management depuis des années (la société a vu passer 10 directeurs généraux en 10 ans). Tout au long de cette période, les frais financiers ont fortement augmenté et Eskom s’est retrouvée dans une situation où la génération de trésorerie issue de son activité était tout juste suffisante pour payer ses charges d’intérêt. Cela signifie que toutes les dépenses d’investissement ont dû être financées en faisant appel à des ressources externes. Alors que le gouvernement a procédé à des injections de liquidités pendant plusieurs années, l’entreprise a également choisi de contracter des dettes. La notation de crédit d’Eskom est désormais à CCC+ et certains observateurs laissent entendre que l’entreprise peine à payer ses achats de charbon.
Deux pays différents, deux secteurs différents mais un dénominateur commun : ces deux sociétés sont toutes deux entièrement détenues par l’État et le tableau ci-dessus montre l’ampleur du défi pour leurs pays respectifs. Pemex et Eskom représentent des cas d’école en matière de gouvernance défaillante due à une succession de considérations politiques à court terme. Ces immiscions du politique ont été préjudiciables à des investissements stratégiques qui auraient dû être rentables bien au-delà de tout mandat politique. La transparence est une composante essentielle de la gouvernance. Elle permet de placer le management devant ses responsabilités et réduit considérablement le risque de corruption. Selon mon expérience des marchés émergents, les émetteurs détenus entièrement par l’État font preuve dans leur grande majorité de moins de transparence que les sociétés émettrices détenues seulement majoritairement par l’État ou cotées en bourse. Mais paradoxalement, au lieu de considérer cette structure d’actionnaire unique comme un signal d’alerte, les investisseurs obligataires ont tendance à considérer que le risque de gouvernance élevé est compensé par la plus faible probabilité de défaut, faisant ainsi l’hypothèse que les États viendront toujours à la rescousse d’actifs stratégiques. Ce n’est pas selon moi une bonne façon d’investir dans des entreprises. Le fait que les obligations d’émetteurs quasi-souverains entièrement détenus par des États fassent partie de l’indice des obligations souveraines des marchés émergents (l’indice JP Morgan EMBI), même en l’absence de garantie d’État, prête à confusion et devrait être remis en cause. Toute analyse d’un actif d’une entreprise des marchés émergents doit comprendre une évaluation du risque souverain. Si les émetteurs quasi-souverains faisaient partie de l’indice des obligations d’entreprise, ces derniers seraient beaucoup plus surveillés par les analystes crédit.
Les deux gouvernements qui contrôlent Pemex et Eskom ont récemment annoncé des mesures de soutien budgétaire. Ces annonces sont certainement de nature à rassurer les investisseurs (quoiqu’à divers degrés), et à renforcer l’idée selon laquelle ces deux entreprises constituent des investissements souverains, et qu’ils s’exposent donc à un risque de défaut similaire à celui des emprunts d’État. Cependant, à ce jour, les détails du soutien apporté par ces États apparaissent décevants et peu susceptibles de faire bouger les lignes. Outre ce soutien gouvernemental, une plus grande transparence et une meilleure gouvernance seront probablement indispensables pour restaurer la confiance des investisseurs dans le temps. Mais comment atteindre cet objectif ? Il est peu probable que ces améliorations soient impulsées par un nouveau gouvernement (nous savons tous comment cela se passe). L’une des options les plus crédibles serait de coter en bourse certaines composantes de leurs activités afin de forcer ces entreprises à adopter les normes de reporting exigées par les marchés financiers et des pratiques commerciales généralement admises comme saines. Eskom et Pemex sont deux actifs stratégiques et l’on peut comprendre que les Sud-Africains et les Mexicains souhaitent en conserver le contrôle, mais une simple prise d’intérêt externe par l’achat d’une petite quantité d’actions pourrait conduire à d’importants changements. Petrobras, la société pétrolière nationale du Brésil, est cotée en bourse mais son capital est détenu en majorité par l’État brésilien. Il s’agit d’un bon exemple de changement « transformationnel » induit par un gouvernement acceptant de se mettre en retrait en matière de stratégie d’entreprise. La cotation apporte non seulement de la transparence, mais attire également l’expertise privée capable de contrôler et de contrebalancer les considérations politiques, exactement ce que Pemex et Eskom n’ont pas réussi à faire depuis des années, voire des décennies. La privatisation partielle de ces entreprises conduirait à transférer leurs obligations de l’indice souverain (elles devraient alors subir des pressions baissières liées à des ventes forcées) vers l’univers des obligations d’entreprise. Et avec le temps, cela permettrait aux investisseurs obligataires de bénéficier des « due diligence » qu’ils méritent. Il n’y a pas de solution parfaite, mais le coût politique à court terme d’une privatisation partielle devrait au fil du temps être largement compensé par des économies réalisées sur le soutien budgétaire à des entreprises mal gérées.
Le discours politique actuellement en vigueur au Mexique rend cependant irréaliste toute privatisation partielle à court terme. Pemex verse environ plus de 40 % de ses revenus et 85 % de son EBITDA en impôts et redevances. Ainsi, une solution simple pour le gouvernement consisterait à réduire ces impôts pour les ramener à un niveau « normal ». De cette façon, l’entreprise pourrait générer suffisamment de liquidités pour financer elle-même ses besoins d’investissement en installations amont, et ce afin de relancer la production. Mais du point de vue de l’État, cela pourrait s’avérer compliqué car Pemex contribue à hauteur de 9 % aux recettes du budget mexicain, de sorte que le gouvernement aurait besoin de trouver des ressources ailleurs. Le recouvrement de l’impôt est très peu efficace au Mexique, et sous la présidence de Lopez Obrador, les augmentations d’impôts et les réductions de dépenses publiques apparaissent improbables. Si la situation de Pemex n’est pas rapidement assainie, nous estimons que sa consommation de trésorerie coûtera au Mexique 1 % de son PIB par an. Et dans le cas où Pemex n’aurait plus accès aux marchés obligataires pour se refinancer, la facture pourrait grimper jusqu’à 1,7 % du PIB. À ce stade, Pemex pourrait encore envisager l’émission d’obligations garanties intégralement et inconditionnellement par l’État.
La situation d’Eskom est sans doute pire. Alors que ses niveaux d’endettement ne représentent « que » 7,8 % du PIB contre 10,8 % pour Pemex, les flux de trésorerie d’Eskom issus de ses opérations sont fortement négatifs, et ni une réduction d’impôt ni l’émission de nouvelles obligations garanties par l’État ne peuvent résoudre le problème. Une injection de capital est donc nécessaire pour que l’entreprise puisse poursuivre ses activités. La récente annonce d’une restructuration du secteur de l’électricité incluant la création d’une nouvelle entreprise en charge de la distribution pourrait ouvrir la porte à une future privatisation et constitue donc une avancée (initiative certainement plus crédible que le plan de soutien à Pemex). Cependant, les prochaines élections législatives risquent de remettre en cause à court terme la mise en œuvre de toute réforme significative. La facture totale pour l’Afrique du Sud pourrait s’élever à 1,6 % du PIB par an au cours des prochaines années.
Les dossiers Pemex et Eskom illustrent des problèmes d’aujourd’hui, mais ils fournissent aussi un éclairage utile afin d’anticiper la potentielle détérioration du profil de crédit d’émetteurs émergents quasi-souverains détenus entièrement par leurs États respectifs. Dans cette optique, la Chine émet actuellement des signes inquiétants : les entreprises d’État en apparence très bien notées imposent aux investisseurs obligataires d’adopter une approche prudente, car les problèmes commencent souvent par une transparence défaillante.
Pour en savoir plus sur les émetteurs quasi-souverains des marchés émergents, consultez notre Panorama.
Beaucoup admettent que la Chine est globalement bien intégrée d’un point de vue commercial (elle représentait 13 % des exportations mondiales totales en 2017 selon l’OMC). Pourtant, en comparaison, ses marchés financiers demeurent relativement ignorés. En effet, bien que le pays abrite le deuxième marché actions et le troisième marché obligataire de la planète (soit près de 13 000 milliards de dollars à l’heure actuelle), la participation des investisseurs étrangers sur ces marchés demeure extrêmement faible : selon le FMI, la Chine arrive encore derrière l’Inde en termes de participation étrangère sur ses marchés actions et obligataire.
Toutefois, la situation est en train de changer et les marchés financiers chinois commencent lentement à s’ouvrir. C’est d’ailleurs devenu manifeste en 2011 avec l’introduction du dispositif relatif au statut d’investisseur institutionnel étranger qualifié en yuan (« renminbi Qualified Foreign Institutional Investor Scheme », RQFII). Le programme a permis aux investisseurs qualifiés d’accéder directement aux marchés obligataires interbancaires chinois (CIBM) qui faisaient auparavant l’objet de quotas relativement stricts. Plus récemment, la création du programme Bond Connect (les opérations du sud au nord) en juillet 2017 a encore un peu plus assoupli les restrictions imposées aux investisseurs étrangers admissibles pour accéder au CIBM via Hong Kong. Bien que certains problèmes opérationnels subsistent¹, ces initiatives des autorités chinoises ont convaincu Bloomberg Barclays d’inclure la dette chinoise du gouvernement et des banques de développement libellée en yuan dans l’indice Bloomberg Barclays Global Aggregate (y compris les familles d’indices Global Treasury et EM Local) en avril 2018. Avec le temps, le fournisseur de l’indice estime que les obligations en yuan seront la quatrième composante en importance de l’indice après celles libellées en dollar américain, en euro et en yen japonais. Ce fut une grande victoire pour les autorités chinoises seulement un an après la décision de MSCI d’inclure les actions chinoises de catégorie A dans ses indices représentatifs des marchés actions émergents.
Ainsi, quel rôle la dette souveraine en yuan doit-elle jouer dans les portefeuilles obligataires internationaux ? Eh bien, avec un rendement actuel d’environ 3,15 % et une faible volatilité historique, l’emprunt d’État chinois à 10 ans apparaît relativement intéressant d’un strict point de vue du risque et de la performance. Cela semble tout particulièrement vrai dans le monde actuel où les obligations souveraines sont privées de rendement et où de nombreuses banques centrales se sont engagées à maintenir les taux d’intérêt à des niveaux très bas à court terme. Et si la corrélation des emprunts d’État en yuan pourrait s’accroître à mesure que le marché chinois devient davantage intégré, ces derniers offrent cependant actuellement une grande diversification par rapport au reste de l’indice Bloomberg Barclays Global Aggregate. Il convient toutefois de noter que, sur le plan de la devise, le yuan ne présente pas actuellement les mêmes caractéristiques défensives que les devises refuges typiques (par exemple, le yen japonais, le dollar américain, le franc suisse et, dans une certaine mesure, l’euro).
Morgan Stanley Research estime que jusqu’à 100 milliards de dollars pourraient être injectés sur les marchés obligataires chinois grâce à la seule intégration dans l’indice. J.P. Morgan a également mis la Chine sous « surveillance » en vue de son intégration dans les indices GBI-EM. Si cela devait se produire, les emprunts d’État chinois pourraient à terme représenter 33 % de l’indice GBI-EM Uncapped et 10 % de l’indice GBI-EM Global Diversified.
Pour les investisseurs engagés dans la dette des marchés émergents, les emprunts d’État chinois notés A se situent fermement du côté défensif en termes de risque au sein de l’univers de la dette souveraine émergente (voir le graphique ci-dessous). De ce fait, ils peuvent être stratégiquement un peu moins intéressants pour les gérants de fonds de dette émergente (qui ont tendance à surpondérer les émetteurs souverains émergents plus rémunérateurs sur le long terme). En revanche, à mesure que les autorités chinoises se retirent progressivement des marchés obligataires et des changes, les emprunts d’État chinois pourraient représenter une excellente opportunité de création d’alpha pour les gérants de fonds actifs.
En outre, la perspective d’une faible inflation et de nouvelles mesures de relance budgétaire et monétaire en réponse au ralentissement économique actuel pourrait également rendre les emprunts d’État chinois attractifs à court terme. On peut également présumer que, à mesure que les actifs financiers chinois deviendront plus classiques en 2019, la Banque populaire de Chine (PBoC) sera disposée à utiliser une partie supplémentaire de ses réserves de change de 3 000 milliards de dollars afin de maintenir la stabilité de la devise, comme elle l’a fait l’année dernière.
Même si l’engagement de la Chine à ouvrir ses marchés financiers aux étrangers est sincère, il est toutefois également probable que cela prendra du temps. Premièrement, les autorités vont procéder avec une extrême prudence dans la mesure où des flux de capitaux plus volatils peuvent représenter un risque systémique et une menace pour la stabilité économique et financière de la Chine. En outre, la question des marchés du crédit doit être abordée de façon plus approfondie : la participation des investisseurs étrangers aux marchés du crédit en yuan est presque inexistante (elle est estimée à 1 % selon une étude de la Deutsche Bank) car de nombreuses entreprises chinoises bénéficient d’une garantie implicite de l’État qui a maintenu leurs coûts de financement et leurs notations de crédit à des niveaux respectivement plus bas et plus élevé que si seules les forces du marché étaient appliquées. Ouvrir les marchés du crédit de la Chine implique de mettre ces entreprises sur un pied d’égalité avec le reste du monde. Cet ajustement a déjà commencé à se produire et a entraîné un nombre record de défauts d’entreprises en Chine en 2018. En outre, d’autres progrès dans des domaines tels que la gouvernance d’entreprise, la transparence et l’intégrité des données seront également nécessaires.
Malgré les difficultés que pose l’ouverture de ses marchés, il existe toutefois de réels bienfaits pour la Chine. Faciliter l’accès aux marchés pour les étrangers permettra une allocation beaucoup plus efficace des capitaux dans le pays. Qui plus est, la balance des opérations courantes de la Chine est en baisse constante et devrait évoluer vers une position structurelle plus équilibrée, voire légèrement négative. A cet égard, l’ouverture du compte de capital devrait contribuer à rééquilibrer la position extérieure de l’économie chinoise. Quel que soit le devenir de la Chine, dans la mesure où ces événements ont lieu, il est important pour les gérants de fonds internationaux de se tourner progressivement vers l’Est.
¹Les gérants de fonds citent souvent l’accès au yuan, la transparence des coûts de négociation, la réglementation fiscale, la couverture à l’aide de produits dérivés et le rapatriement des actifs comme des obstacles courants à l’accès aux marchés obligataires nationaux chinois